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Chroniques
mikro|makro : Béla Bartók et George Crumb
Toros Can, entre deux mondes
Trois réflexions pour commencer.
La première concerne la programmation de la Cité de la musique. Ces derniers mois, depuis que Laurent Bayle s’est vu chargé de la direction de la Salle Pleyel en plus de celle où nous prenons place aujourd’hui, on lit ici et là des inquiétudes touchant à son éventuelle mainmise sur les hypothétiques 30 000 m² de la Philharmonie de Paris. Loin d’entrer dans une polémique nourrie de beaucoup de jalousie, reconnaissons de nombreuses qualités au lieu que conçut Portzamparc, dont celle d’accorder à la musique d’après 1950 une place régulière qu’elle ne trouve pas toujours au centre de la capitale. À titre d’exemple, rien qu’en cette fin d’année (et sans détailler la quinzaine consacrée à Pierre Boulez) on y joue Battistelli, Benjamin, Grisey, Höller, Jodlowski, Ligeti, Mantovani, Messiaen, Pérez-Ramirez, Reich, Rihm, Stockhausen, Xenakis, etc.
La seconde remarque concerne le public aujourd’hui présent dont la moyenne d’âge dépasse largement quarante-cinq ans. Où sont les lycéens, étudiants (dont plus d’un fréquente certainement le conservatoire), les trentenaires ? Leur absence s’explique-t-elle par un pouvoir d’achat en baisse ou par un manque de curiosité en hausse ? Un peu des deux, sans doute. Le récital de Toros Can mérite pourtant l’attention. Ce qui nous mène à cette ultime question : invisibles aujourd’hui comme souvent, les plus jeunes des critiques se lasseront-ils un jour des ors du Palais Garnier pour rendre compte de la musique de leur temps ?
En première partie, en usant d’un anglais accessible le pianiste turc introduit des extraits de Mikrokosmos par un commentaire sur l’origine du cycle écrit entre 1926 et 1939, et sur le travail ethnomusicologique de Béla Bartók au pays d’Atatürk. Puis il se lance dans dix-sept des cent cinquante-trois pièces, en respectant l’ordre numérologique. Abordant In Folk Song Style de façon assez neutre, il apporte beaucoup de relief et de contraste à Harmonics, Bulgarian Rhythm ou encore From the Diary of a Fly. L’énergie et la puissance de frappe sont au rendez-vous d’Ostinato et March, ainsi que l’entrain sur Free Variations ou Six Dances in Bulgarian Rhythm. Généralement, l’interprète fait preuve de régularité et de limpidité.
En seconde partie, s’attachant à un autre cycle, Toros Can retrouve l’univers de George Crumb qu’il a gravé en 2003 (L’Empreinte Digitale), soit sept morceaux de Makrokosmos I (1972) et trois de Makrokosmos II (1973). Pédagogue, il donne des clés à l’auditeur pour ces pièces très caractérisées, évoquant d’abord la spatialisation qui accompagne le crescendo de Primeval Sounds (Genesis I), puis le côté mouvant de Proteus, l’envahissement des clusters sur Spring-Fire, etc.
Le spectateur peut alors voir ce qu’il ne soupçonne pas toujours à l’écoute d’un disque, en particulier les actions sur des cordes tantôt frottées, pincées (Music of Shadows – for Aeolian Harp), tapotées du poing (Tora ! Tora ! Tora !), recouverte d’une feuille de papier (effet de sable passant dans un tamis) ou encore caressées avec un verre – son d’ukulélé immergé qu’on rencontre chez Harry Partch [lire notre dossier]. Outre la convocation de Chopin sur Dream Images (Love-Death Music), The Magic Circle of Infinity (Moto Perpetuo) voit les oiseaux de Messiaen s’ébrouer sous une pluie debussyste. Ovationné pour sa prestation, le pianiste offre un bis exceptionnel, choisissant les notes de Boulez pour remercier la salle qui accueillait ce programme exigeant.
LB